Hanter le moi
Ce devait être en 2003 ou début 2004. A cette époque, je me saisissais
de tout ce qui ressemblait à du papier vierge pour écrire, épancher,
délirer, raconter. Et puis je me sentais hanté par cet autre en moi,
qui venait hanter mon moi, faire grésiller la clarté de mes
lucidités. Cette présence étrangement familière gisait là, au plus
proche de ma conscience, et je l'avais appelée mon anti-moi, ou antémoi, pour le jeu de mot avec hanter.
Si j'avais été familier de la psychologie analytique à l'époque, je
l'aurais sûrement appelée mon ombre : la formation psychique de ce
que je ne considérais pas être moi, mais qui était en moi, à la manière
de tous ces contenus inconscients que l'on laisse de côté par
désintérêt, refoulement, compensation ou transformation. Mais j'étais
surtout familier de la psychanalyse, et vraiment je sentais que mon
antémoi n'avait formellement rien à voir avec le Ça... Il faut dire que
selon monsieur Freud le Ça représente le magma incandescent
complètement impulsif de la psyché instinctuelle et refoulée.
Or je ne sentais pas mon antémoi
complètement impulsif, mais je le sentais tout simplement différent de
moi, autre, et pourtant intimement rattaché à moi. C'est pourquoi je ne
pouvais pas raisonnablement le rattacher au Ça.
L'antémoi était comme
un frère, avec tout ce que cela comporte de rivalités, de
chamailleries, de castagnes et de solidarités. Cette définition
lui convient bien.
J'imagine qu'un clinicien aurait eu peur de voir poindre une tendance
schizoïphrène chez moi, mais si je ne peux pas nier que cette histoire
de moi/antémoi est réellement schizoïde, je ne peux pas accepter que
l'on me qualifie de schizophrène.
En fait, ce n'était pas mon moi qui se dissociait comme dans la démence
précoce, mais c'était un contenu autonome de mon inconscient qui se
faisait jour et qui même acquérait une dimension suffisamment
importante à mes yeux pour perturber mes activités courantes. Bref, il
y avait là tentative de prise de contrôle, qui n'était pas sans rapport
avec le film Fight Club, quoique je n'aie jamais été insomniaque au point de laisser les commandes de mon corps à l'antémoi.
Plus tard, en découvrant la psychologie analytique, j'ai fait un peu
n'importe quoi, et quelques choses intéressantes. En fait j'étais
profondément marqué par l'idée qu'il faille personnifier imaginairement
ses complexes autonomes pour pouvoir négocier avec eux et finalement
retrouver l'équilibre. C'était en 2004-2005. Alors j'ai personnifié à la
sauvage mon antémoi, je suppose, sous trois formes différentes : Mister
J, où la part brutalement émotionnelle ; un spectre-loup, où la part
sauvagement instinctive ; enfin une fille putride, où la part faramineusement effroyable.
On peut dire que le spectre-loup avait plus de rapports avec la Ça que
les autres, mais il était très calme et protecteur, quoique menaçant
parfois. La fille putride était celle de Ring, avec laquelle je
me suis sacrément entretenu en imagination, parce qu'il fallait que je
me débarasse de cette foutue peur qu'elle suscitait chez moi.
C'est par
elle que j'ai commencé à me libérer de l'influence de mon antémoi.
Ensuite, j'ai pris en compte le spectre-loup, et ça a été relativement
aisé parce qu'il n'était pas fondamentalement méchant. Enfin ne restait
plus que Mister J. C'était éprouvant de se battre avec lui, même
imaginairement. Le moral est mis à rude épreuve... Il fallait souvent
que je lui casse la gueule pour qu'il se calme. Il ne m'en voulait pas.
Mais lors de notre dernier affrontement, j'ai eu en tête le combat
final de Matrix 3, et j'ai laissé Mister J m'envahir, si bien
que s'opéra comme une inversion : mon antémoi avait pris mes traits,
mais je n'avais pas de miroir pour voir si j'avais pris les siens.
Quoiqu'il en soit, tout cela termina effroyablement par le sentiment
énorme d'avoir compris toutes les ramifications de mon inconscient,
chacun de ses archétypes, chacune des structures cognitives de mon
cerveau, tout le réseau nerveux de mon corps, et j'étais épris
sporiadiquement par les éclats d'un rire d'or, du profond duquel je
me suis pensé renouvelé, comme un guerrier de lumière, un espèce de Superman
de l'âme... mais qu'est-ce que j'aurais eu l'air con, si on avait pu
voir ce qui se jouait en moi ! C'était à ce foutre de moi, à ce fendre
la poire, à pleurer de rire ! Et c'est pour cela que je riais, mais je
ne le savais pas... Qui étais-je, du haut de mon mètre quatre-vingt,
pour me croire pareil aux dieux ?! Il fallait que je désenfle !
Et c'est arrivé très vite, par un contrecoup déprimé jusque début 2006, où je me suis
senti être une sombre merde, d'autant plus que j'étais désoeuvré côté occupations...
Au final, j'ai rencontré mon ex, que j'ai pris pour ma rédemption. Ce
jour là, je pensais finir dans les bras de notre amie commune, mais
elle a intercédé, et moi qui était libidineux en même temps qu'avide de
guérir mon coeur, je me suis vautré sur elle comme un gentleman jusque début 2007 !